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Ce qui interrompt un processus, une activité.

Projet d'amorçage - vague 1

SENSATIONAL

Rencontre avec Antoine GARNIER-CRUSSARD, l’un des porteurs du projet SENSATIONAL. Lors de cet échange nous avons parlé de son parcours professionnel, du diagnostic précoce et personnalisé de la maladie d’Alzheimer et de musique !

Antoine GARNIER-CRUSSARD

Je suis médecin gériatre au Centre Mémoire Ressources Recherche (CMRR) et à l’Institut du Vieillissement des Hospices Civils de Lyon. Je suis spécialisé dans la maladie d’Alzheimer et les autres pathologies neurocognitives, et je m’intéresse notamment au diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer, à l’aide d’outils d’évaluation cognitive et de biomarqueurs.

Sensational qu'est-ce que c'est ?

L’objectif du projet Sensational, est de combiner plusieurs approches et de réunir plusieurs équipes autour de la question des symptômes et des signes cognitifs qui peuvent être précocement atteints dans le cadre de la maladie d’Alzheimer. Pour cela, nous proposons à des sujets sains entre 20 et 85 ans et à des malades d’Alzheimer de participer à l’expérience Sea Hero Quest. C’est un jeu de navigation spatiale, (d’orientation spatiale) qui consiste à se rendre le plus rapidement possible d’un point A à un point B en s’aidant d’une carte, visualisée précédemment.

Cette fonction d’orientation, nous savons qu’elle est précocement atteinte dans la maladie d’Alzheimer, mais nous avons beaucoup de mal aujourd’hui à la mesurer pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est difficile de tester la capacité d’orientation d’un sujet dans une salle de consultation qui fait quelques mètres carrés. Et par ailleurs, c’est une fonction qui est très différente entre les personnes, même saines.

Quel rapport avec le jeu Sea Hero Quest ?

Comme je vous l’expliquais, la fonction d’orientation est très pertinente, car elle est très tôt atteinte dans cette maladie. Toutefois, il est difficile avec cette fonction de distinguer ce qui est normal (par exemple différences d’orientation « normale » entre les individus) de ce qui est pathologique (par exemple troubles de l’orientation en lien avec une maladie d’Alzheimer débutante). Donc pour le savoir, nous avons besoin de collecter beaucoup, beaucoup, beaucoup de données, pour que chaque patient puisse se comparer à des personnes qui lui ressemblent. Plusieurs facteurs influencent notre sens de l’orientation : il y a le lieu où l’on a grandi, l’âge, bien sûr, qui est un facteur très important et l’environnement urbain aussi. Donc pour étudier cela, nous avons besoin de recueillir beaucoup de données. Et c’était l’idée du projet Sea Hero Quest, qui répondait ces enjeux.

En quoi consiste l'expérience ?

L’expérience consiste à tester la navigation spatiale de façon simple via un jeu vidéo sur smartphone dans lequel le sujet incarne le capitaine d’un petit bateau. Il observe une carte pendant quelques secondes puis doit se la remémorer et trouver des repères pour avancer dans le jeu. C’est pratique car tout se passe sur le téléphone portable, cela nous évite de faire des tests grandeur nature dans les rues de Lyon ou d’une autre ville. 

Le jeu Sea Hero Quest a été téléchargé par plus de 4 millions de personnes dans le monde, nous avons donc accès à une base de données immense qui nous permet de comparer individuellement le profil de la personne qui est en face de nous à celui de centaines de personnes qui lui ressemblent (en termes d’âge, de lieu de résidence etc.). Dans le projet Sensational, nous rajoutons une variable qui est le suivi du mouvement des yeux : l’oculométrie pour analyser ce que les gens regardent lorsqu’ils explorent la carte et jouent. Nous imaginons que ceux qui ont de bonnes stratégies passent du temps sur les points les plus pertinents de la carte, ceux qui en ont de moins bonnes, regardent un peu plus au hasard, un peu plus de partout. Donc nous testons à la fois le jeu et l’oculométrie sur une population de malades d’Alzheimer et de sujets sains.

Qu'est ce que vous retenez de ces observations ?

À ce stade nous n’avons pas encore de résultats à vous présenter, même si nous avons déjà inclus plus de 100 participants en quelques semaines ! Certains sujets sains, surtout ceux qui sont plus âgés, entre 60 et 80 ans, ont un risque supérieur de développer la maladie d’Alzheimer. Ils ne sont pas malades, n’ont pas de symptômes, mais certains processus biologiques de la maladie peuvent déjà être détectés  chez eux et ils ont un risque plus important de développer la maladie. Il peut s’agir de la présence d’un allèle qui augmente le risque de maladie d’Alzheimer, ou alors de la détection à partir de la prise de sang de protéines anormales qui commencent à s’accumuler. Nous nous demandons donc si ces gens qui n’ont pas encore la maladie d’Alzheimer, mais qui peut-être la développeront dans quelques années, ont plus de difficultés que des gens du même âge qui n’ont pas du tout ces facteurs de risque. On imagine donc que cette approche pourrait permettre de repérer très tôt ces personnes à risque, pour leur proposer précocement des interventions. Le projet est très transdisciplinaire car il touche à la fois à la biologie (mesure du taux de protéines) et à la génétique, ainsi qu’au monde du jeu vidéo de navigation ainsi que de l’oculométrie (eye-tracking), des sciences cognitives, des sciences de la données (l’analyse de la base de 4 millions de personnes nécessite des compétences spécifiques) et enfin de l’éthique.

Aujourd’hui, on ne parle pas d’un test de dépistage de la maladie d’Alzheimer, c’est bien trop prématuré. Il s’agit déjà de tester s’il y a un effet de la maladie sur les performances au jeu. Nous cherchons à comprendre ce qui peut changer les stratégies d’orientation des sujets : l’effet de l’âge, la maladie d’Alzheimer, ou le risque de développer la maladie d’Alzheimer. Mais on peut se projeter et se demander si dans 5, 10, 15 ans, ce jeu associé à la prise de sang pourrait être un outil de dépistage.

Comment avez-vous rencontré vos co-porteurs.euses ?

Isabelle QUADRIO est biologiste aux Hospices Civils de Lyon, j’ai des contacts quotidiens avec elle pour les patients. Nous travaillons régulièrement ensemble parce que son service analyse les ponctions lombaires réalisés dans notre service par exemple. Comme nous nous connaissions déjà professionnellement (et nous nous entendons bien !), nous avons saisi l’opportunité de monter ce projet car il a une dimension biologique et nous avions besoin de son expertise.

J’ai connu Antoine COUTROT pour cette collaboration, il avait contacté notre centre en arrivant à Lyon. Antoine avait en tête ce projet depuis longtemps et il avait déjà travaillé sur le projet Sea Hero Quest. Pour répondre à l’appel à projet de SHAPE-Med, il avait besoin d’un binôme clinicien qui aie une expertise par rapport aux patients et une expérience dans le recrutement de volontaires pour la réalisation d’études cliniques. Et notre collaboration est très fructueuse (et sympathique !).

Même si dépister la maladie d’Alzheimer n’est pas l’objectif premier de ce projet, l’idée globale du projet va dans le sens d’un repérage très précoce de la maladie. Il était donc indispensable pour nous d’ajouter un volet éthique au projet. Catherine DEKEUWER, éthicienne et philosophe, venait d’écrire un livre qui s’appelle « Faut-il prédire les maladies ? », un ouvrage notamment sur la prédiction de maladies génétiques. Nous l’avons rencontré pour parler de notre questionnement éthique et nous lui avons proposé de se joindre au projet. Voilà comment l’équipe s’est constituée. Nous nous sommes rencontrés il y a à peu près un an et demi (2023), c’est là que tout est apparu. Nous avons décidé de travailler tous ensemble sur l’appel à projet d’amorçage de SHAPE-Med afin de soumettre une proposition.

Comment a-t-on découvert la maladie Alzheimer ?

La maladie d’Alzheimer a été décrite il y a une centaine d’année ; c’est Alois Alzheimer (psychiatre allemand) qui a décrit la maladie au début du XXe siècle en observant une de ses patientes. Auguste Deter était une femme d’une cinquantaine d’années, donc jeune, qui souffrait d’une « psychose ». À sa mort, il a disséqué son cerveau et a observé des lésions qu’on ne retrouve normalement pas dans le cerveau. Ces lésions correspondent aux dépôts anormaux de protéines caractéristiques de cette maladie.

Pendant une grande partie du XXe siècle, on pensait que la maladie d’Alzheimer était une maladie très rare. Quand on avait moins de 65 ans et qu’on était dément, c’était une démence d’Alzheimer, appelée démence présénile. Quand on avait plus de 65 ans, on pensait qu’on était dément parce qu’on était âgés, de façon « normale ». Puis dans les années 70-80, on s’est rendu compte que quelque soit l’âge du patient, c’était la même maladie qui altérait le cerveau. On est passé d’une maladie très rare du sujet jeune à une maladie  finalementtrès fréquente.

Poster Sensational

Résumé illustré du projet Senastional, ce poster scientifique a été présenté lors de la journée annuelle SHAPE-Med du 22 mai 2024.

Quelles sont les évolutions majeures de votre domaine de recherche ?

Sur les 20 dernières années ce qui a beaucoup changé, c’est la qualité du diagnostic du vivant des patients, c’est-à-dire sans la nécessité de regarder le cerveau sous le microscope après la mort. Quand on regarde le cerveau, on observe que des protéines anormales se sont accumulées et ont abîmé les neurones. Depuis une vingtaine d’années, on est capable de mesurer du vivant des gens ces maladies, notamment grâce à la ponction lombaire et à certains examens d’imagerie.

Sur les 5 dernières années, le progrès majeur c’est l’avancée sur les biomarqueurs du sang. C’est un point très important, il n’est pas (encore) possible d’utiliser ces marqueurs en soins courants en France, mais les progrès de recherche sont fulgurants, chaque jour il y a des nouveautés.

Sur les 2-3 dernières années, sont apparus les premiers signes d’efficacité de traitements grâce à des anticorps qui vont viser la plaque amyloïde, concrètement enlever l’amyloïde du cerveau. Après une vingtaine d’années d’échecs de ce type de traitements, des chercheurs ont trouvé une molécule, puis deux autres, qui améliorent un petit peu les symptômes. C’est encore faible, donc c’est pour ça que je suis prudent, mais c’est la première fois que l’on arrive un peu à améliorer les symptômes en s’attaquant à un des processus physiopathologiques de la maladie.

Il y a des traitements qui sont sur le marché aux Etats-Unis, pour l’instant refusés par les agences du médicament et Europe et France. Mais ces découvertes sont un grand vecteur d’espoir.

Quelles sont les difficultés liées à la nature de votre métier de chercheur ?

Je ne suis pas le mieux placé pour en parler parce que je ne suis pas chercheur à temps plein, je suis médecin et par ailleurs je suis en début de carrière, donc manquant de recul pour bien répondre. Actuellement, dans ma pratique, la difficulté principale, c’est de cumuler les différentes activités. Je suis médecin, enseignant, chercheur. J’ai les trois rôles et ces trois métiers sont exigeants. Il est difficile d’organiser son agenda pour répondre au mieux aux demandes car chaque chose est prioritaire et on ne veut rien négliger. Les étudiants à la fac sont essentiels, les patients évidemment, c’est initialement le cœur de notre métier et pour la recherche, il faut aussi avoir de l’énergie, du vrai temps pour travailler dessus, puis de l’énergie cognitive pour avoir des idées, innover et avancer. Heureusement qu’il s’agit dans tous les cas du travail d’équipe, et des collaborations avec des chercheurs, d’autres médecins etc.

Dans certains cas, il peut y avoir des difficultés de financement. Là, en l’occurrence, pour ce projet spécifique, ce n’est pas notre difficulté parce qu’on a pu obtenir un financement. Mais c’est une difficulté. Je ne peux pas parler au nom des chercheurs parce que je suis médecin-chercheur et ça a aussi d’autres avantages. Une des difficultés des chercheurs consiste à obtenir un poste pérenne, beaucoup d’entre eux sont sur des contrats courts : un doctorat qui dure trois ans, puis après, des post doctorat qui sont renouvelables. Selon les disciplines, il peut être très difficile d’obtenir un poste titulaire, même pour des chercheurs brillants. 

Qu'est-ce que vous préférez dans votre métier ?

C’est justement de pouvoir faire les différentes activités et d’avoir un quotidien très varié ! J’apprécierais moins de faire l’un de ces trois métiers à temps plein (médecin, enseignant, chercheur). J’aime faire les trois et ça a du sens ! C’est essentiel de travailler avec des chercheurs qui ont un certain niveau de recherche et des compétences propres. Mais ce que je trouve de très intéressant dans ma position, c’est la continuité, je vois des patients en consultation, parfois je leur donne un diagnostic, et tout de suite après, je peux leur proposer de participer à la recherche.

Quand on s’occupe de maladies chroniques difficiles à vivre comme la maladie d’Alzheimer et pour laquelle à ce jour peu de thérapeutiques qui bloquent la maladie existent, c’est important de pouvoir proposer des projets. Et il y a plein de mesures à mettre en place, il y a beaucoup de choses à faire pour ralentir l’évolution de la maladie, et parmi ces choses, je crois qu’il y a l’accès à la recherche.

Donc de pouvoir être d’emblée des deux côtés, pour moi, c’est très aidant. Ça me donne des solutions supplémentaires à proposer aux patients. Et puis, côté recherche, ça me permet d’avoir des patients à inclure dans les études et des idées de recherche pertinentes pour le quotidien patients. C’est vraiment intéressant d’avoir ces différents niveaux, c’est ce que j’aime le plus et il n’y en a aucune des trois professions que je préfère, j’ai envie de continuer les trois !

Qu'est-ce que vous attendez à l'issue des deux ans de Sensational ?

Sur l’aspect navigation spatiale, nous allons vraisemblablement montrer que les malades d’Alzheimer ont des résultats moins bons que les sujets sains du même âge. Nous allons aussi confirmer qu’il y a un effet de l’âge. Lorsque l’on a 30 ans, on est déjà un peu moins rapide pour faire ce jeu que lorsque l’on en a 20. L’effet de l’âge est très fort et nous allons le confirmer dans toute cette population.

Nous voudrions également montrer qu’une présence élevée de la protéine tau dans le sang et/ou du gène de l’ApoE 4 sont des facteurs de risque de développer la maladie d’Alzheimer. Et ainsi démontrer que des personnes saines qui portent déjà ces caractéristiques de risques, obtiennent de moins bonnes performances à ce jeu que les gens qui ne les ont pas. Il s’agit donc de consolider des résultats déjà proposés dans la littérature en allant un peu plus loin. Cela reste une hypothèse, attendons les données et les résultats !

Et pour la partie eye-tracking, c’est assez exploratoire, il y a peu de données. Notre hypothèse, c’est que l’on déploie notre attention visuelle stratégiquement en regardant les points qui nous semblent pertinents. Nous voulons montrer qu’il y a déjà un effet de l’âge, un effet de la maladie et un effet des facteurs risques sur cette stratégie. Mais tout ça est très nouveau, donc je ne  peux pas être plus précis sur ce que l’on va obtenir exactement.

Quelle est votre chanson ou artiste du moment ?

J’ai des idées, mais c’est pas très politiquement correct, j’ai une culture musicale assez variée et parfois alternative (rires). J’aime la musique engagée, la musique de lutte, mais j’écoute aussi des choses très classiques, notamment blues, jazz, chanson française ; je peux citer comme artistes qui m’ont le plus marqués au niveau international The Doors et en France par exemple George Brassens George Brassens – « Mourir pour des idées ».

En coup de coup de cœur récent, je dirais Gaël Faye – « Chalouper ». C’est une chanson sur le vieillissement et comme je suis gériatre ça me semble à propos (rires). Justement, l’idée du morceau c’est de pouvoir continuer à chalouper, même avec un corps vieillissant – et l’écriture est très poétique.

Lexique Sensational

  •  Oculométrie: l’eye-tracking ou le suivi oculaire, est un ensemble de techniques qui permettent d’enregistrer les mouvements oculaires. Les images de l’œil humain sont enregistrées par une caméra infrarouge pour calculer la direction du regard du sujet en temps réel.
  •  Ponction lombaire : consiste à introduire une très fine aiguille entre les vertèbres lombaires, situées dans la partie basse du dos, afin de recueillir le liquide cérébrospinal, ou liquide céphalorachidien.
  •  Liquide cérébrospinal : un liquide biologique transparent dans lequel baignent le cerveau et la moelle spinale, il est contenu dans les méninges.
  •  Méninge : chacune des trois membranes qui entourent le cerveau et la moelle épinière.
  •  Biomarqueurs : les marqueurs biologiques permettent de vérifier le risque d’apparition d’une maladie ou les effets d’un traitement.
  •  Substance amyloïde pathogène : lorsque des protéines saines perdent leurs fonctions physiologiques normales et s’agrègent en dépôt fibreux autour des cellules dans des plaques susceptibles de perturber le bon fonctionnement des tissus et des organes.
  •  Physiopathologie : une discipline de la biologie qui traite des dérèglements de la physiologie, c’est à dire les dérèglements du mode de fonctionnement normal des éléments constitutifs du corps humain.
  •  Protéine tau : protéine présente dans les neurones, qui peut présenter des anomalies responsables de certaines maladies neurodégénératives, comme la maladie d’Alzheimer. 
  •  Apoliproprotéine E (ApoE) : l’allèle E4 est connu comme étant le principal facteur de risque génétique de la maladie d’Alzheimer.

Nous allons suivre le projet Sensational et nous aurons l’occasion de vous présenter leurs avancées lors de nos prochaines rencontres avec les autres membres de l’équipe. Suivez-nous pour ne rien rater !

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